Billet d'humeur : "On dirait qu’il dort"
- Cécile Guéret
- 3 sept. 2015
- 2 min de lecture
Aylan était syrien, originaire de Kobané. Il avait 3 ans. Avec son frère aîné, âgé de 5 ans, il a péri dans le naufrage qui a fait 12 morts, en tentant de rejoindre l’île grecque de Kos. La photo de son corps échoué sur le sable de la station balnéaire de Bodrum, en Turquie, est devenu le symbole du drame des réfugiés. Et celui de notre insupportable sentiment d’impuissance.

On dirait qu’il dort. Les fesses légèrement surélevées, les bras le long du corps, comme seuls les enfants savent somnoler. Short bleu, petites chaussures pour petite pointure. Son tshirt rouge laissant entrevoir son ventre rebondi. S’il était dans son lit, nous nous avancerions à petits pas discrets. Nous ferions attention à ne pas faire grincer le parquet, à ne pas marcher sur le hochet, à ne pas le réveiller. Et nous repartirions rassurés par le doux ressac de sa respiration apaisée. On dirait qu’il dort. Sauf qu’il est allongé sur le sable et qu’à y regarder de plus près, ses cheveux sont mouillés. « Inquiétante étrangeté », écrivait Sigmund Freud pour désigner le malaise né de ce qui semble à la fois familier et étranger. « Das Unheimlich », écrivait-il en allemand, le mot « heimlich » renvoyant à la fois à l’intimité du foyer, mais aussi à ce qui est secret, caché, voire sacré. On dirait qu’il dort. Jusqu’à que nous comprenions qu’il est mort. D’une image quotidienne évoquant la protection, la chaleur, la tendresse, nous basculons en plein cauchemar. La terreur de la guerre, l’angoisse de devoir tout quitter dans l’espoir de survivre ailleurs. D’une île grecque évoquant jeux de plage et crème solaire, nous plongeons dans l’horreur. Celle de l'humanité échouée, comme signifie, en turc, le hashtag #KiyiyaVuranInsanlik repris sur les réseaux sociaux du monde entier. Celle du corps sans vie d’un bébé. Nous voici donc réveillés. Sidérés, d‘abord. Immobilisés dans l’effroi. Puis gagnés par l’envie de vomir et celle de pleurer. Réveillés, mais honteux de notre inertie, empêtrés dans une impuissance poisseuse. À croire que nous dormions, anesthésiés par l’absurde décompte des passages de frontières, chiffres froids de réfugiés déshumanisés. A croire que nous dormions, préoccupés par nos soucis quotidiens. Déposer le petit à la crèche, s’absenter du bureau pour la rentrée scolaire du grand, puis repartir travailler, payer les impôts, remplir le frigo. Vérifier que les enfants dorment bien, qu’ils respirent, qu’ils ont le doudou, la couette bien positionnée. Nous voici donc réveillés.
À retrouver sur le blog de la rédaction de Psychologies, "les 400 coups de la rédac", ici.